Humain et essentiel
Début 2020, dans la maison qu'il vient d'acheter aux environs de Dieulefit, dans la Drôme, l'auteur, Hervé le Tellier (qu'on connaît pour son roman « L'anomalie », prix Goncourt 2020) découvre un nom, gravé à la pointe dans le crépi du mur : André Chaix. Le même nom accroche bientôt son regard, gravé cette fois sur le monument aux morts de la commune : André Chaix est mort pour la France, en août 1944, à 20 ans. « Les dates disaient tout, André Chaix était un résistant, un maquisard, un jeune homme à la vie brève, comme il y en eut beaucoup »
Dans une très belle introduction Hervé Le Tellier explique qu'il n'a pas voulu écrire « le roman d'André », ni faire travail d'historien, qu'il n'est pas, « même si l'histoire est forcément là ». A partir de ce qu'il a pu recueillir, dans les archives, auprès de la famille, dans ses lectures, Hervé Le Tellier, en 160 pages, dans lesquelles il mêle à son propre texte, extraits, photographies et cartes postales, compose un bouleversant hommage à André Chaix, à sa fiancée Simone, à qui il avait écrit « rien ne nous séparera à part la mort », ainsi qu'à quelques autres résistants, les faisant revivre pour nous et rendant justice à leur engagement.C'est aussi une époque qu'il fait revivre , celle de l'Occupation, où l'on écoutait Edith Piaf et Jean Sablon, et où, si on « manquait de pommes de terre, d'essence, de charbon et de vaillance, on allait au cinéma », voir Arletty et Fernandel
On est loin pourtant de l'évocation « rétro ». Car comme l'écrit l'auteur « Je n'ai pas voulu que le livre évite le monstre contre lequel André Chaix s'est battu ». Dans un long chapitre qui occupe le cœur du livre et qu'il intitule « Le nazisme donc », il interroge avec une intelligence et une clarté exemplaires les ressorts qui ont engendré ce monstre qu'a été le national-socialisme. Le propos est accablant, car « la mansuétude n'est est pas mon fort » nous dit l'auteur et pourtant il dit aussi sa pitié pour ces jeunes soldats allemands morts eux aussi à 20 ans, comme André Chaix.
Un livre d'une profonde humanité, et essentiel, « à regarder le monde tel qu'il va ».
Jean-Luc
La saga du fascisme, suite
Après « L'enfant du siècle » et « L'Homme de la Providence », Antonio Scurati poursuit avec ce troisième tome sa formidable saga du fascisme, sobrement intitulée « M », comme Mussolini. Dans cette ambitieuse entreprise littéraire, Scurati ne fait pas œuvre de biographe, ni même d'historien stricto sensu , mais bien de romancier, en précisant toutefois que, chez lui, « ce n'est pas le roman qui court après l'histoire, mais l'histoire qui se mue en roman ». En s'appuyant sur des sources extraordinairement riches (journaux intimes, lettres, manifestes, discours, articles de presse), dont il cite de nombreux extraits à la fin de chaque chapitre, Scurati revendique une conformité, « dans les moindres détails », aux événement historiques.
Des trois tomes, « Les derniers jours de l'Europe » est le plus passionnant. Centré sur la période qui va de mai 1938 à juin 1940, il décrit la mécanique qui a mené au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Mussolini lui-même, paradoxalement, s'efface, comme hypnotisé par Hitler, à la remorque duquel il met sa politique étrangère, mais aussi intérieure, en faisant adopter par acclamation des lois anti-juives pires que celles appliquées en Allemagne. D'autres acteurs prennent le pas sur le « Duce », Hitler bien entendu, mais aussi, parmi d'autres, Joachim von Ribbentrop, ministre des affaires étrangères du Reich et un des plus sinistres « dignitaires » nazis, et son homologue italien, Galeazzo Ciano, gendre de Mussolini, dont le journal politique montre tout à le fois la lucidité et la veulerie. Sans oublier Winston Churchill dont Scurati brosse un bref mais magnifique portrait. Des figures plus anonymes apparaissent également, comme celle, émouvante, de Renzo Ravenna, Juif de Ferrare, et fasciste de la première heure qui se rendra compte trop tard que le mot « Juif » « s'est répandu sur son existence comme une tache d'huile ».
Scurati fait évidemment la part belle à la psychologie de ces protagonistes comme moteur de l'histoire. Mais c'est ce qui rend son récit extrêmement vivant, et absolument passionnant, sans céder sur la rigueur historique. Faut-il ajouter que tout cela résonne sombrement avec ce qui se déroule aujourd'hui en Europe, sous nos yeux.
Jean-Luc
De bonnes nouvelles
A La Grande Ourse on aime bien Colombe Boncenne, qui avait ravi l'auditoire quand elle était venue nous présenter « Comme neige », son premier roman. Depuis elle nous donne régulièrement de ses nouvelles, en nous envoyant un exemplaire du livre qu'elle vient de publier, avec un petit mot amical.
Le titre de son dernier livre, « De mes nouvelles » est précisément à prendre dans ce sens. Il s'agit d'un recueil de nouvelles, on l'aura deviné. Mais aux travers de celles-ci, Colombe Boncenne vient partager avec ses lecteurs son cheminement d'écrivaine et de femme, les doutes et les questions qui l'assaillent, et les réponses que lui offre miraculeusement l'écriture.
Les moments du quotidien sont la matière qui nourrit cette quinzaine de nouvelles dont chacune s'interroge à sa manière, sur les curieuses relations qu'entretiennent la réalité et notre imaginaire.
Un trajet à vélo, et Colombe s'invente une amie qui pédalera à côté d'elle : une histoire se construit alors dont on ne sait plus au bout d'un moment quelle est la part d'invention (la nouvelle s'intitule « Perdre les pédales »). Un week-end au bord de la mer rappelle à Colombe une mystérieuse carte postale découverte, enfant, chez son père, et les souvenirs de ce dernier affluent. Un brossage de dents (quoi de plus quotidien ?) et c'est l'image de Nicole Kidman qui surgit, dans une scène de film (peut-être le « Eyes Wide Shut » de Stanley Kubrick), puis d'autres scènes, et on se retrouve bientôt dans un film d'épouvante.
Étranges, méditatives, toujours surprenantes, ce sont en tout cas de bonnes nouvelles que Colombe Boncenne nous donne ici. On espère la revoir bientôt à La Grande Ourse.
Jean-Luc
Chronique des petites gens
Dans la Vienne des années 60, encore en pleine reconstruction, le jeune Robert survit en louant une chambre chez une veuve de guerre et en aidant au marché des Carmélites.
«Mais voilà que le café du marché avait fermé. C'était un bistrot sombre et mal entretenu. Le gérant, un ex-viticulteur du Südburgenland entre les mains duquel la vigne avait expiré, l'avait repris après le guerre et laissé végéter toutes ces années».
Robert reprend le café. Il ne parvient pas à lui trouver de nom ; ce sera le café sans nom que fréquentent bientôt les petites gens du quartier, auxquels Robert sert «du café, de la limonade, du soda-framboise, de la bière, du vin du Stammersdorf et de Gumpoldkirchen (…) et pour manger des tartines de saindoux et des stick salés».
C'est la chronique tout à la fois légère et mélancolique du quotidien de ce café sans nom que tient pour nous le beau roman de Robert Seethaler, entre portraits hauts en couleur et monologues intérieurs désabusés, dans une langue aussi dépouillée d'artifices que le sont les vies qu'il décrit.
Les saisons passent, puis les années. Le propriétaire vend l'immeuble. Robert doit fermer le café, mais il ne le fera pas sans donner une grande fête d'adieu, avec tous ses clients. On danse toute la nuit sur des vieux morceaux de musique américaine de ces années-là.. Et c'est beau et poignant, comme un film d'Aki Kaurismäki....
Jean-Luc
A la recherche du temps perdu
Les romans de Patrick Modiano sont comme ces cafés parisiens qu'il décrit si bien,. Le décor de zinc et de bois verni échappe aux modes, l'ambiance est feutrée, on observe les clients avec curiosité, on saisit des bribes de conversation, on laisse son esprit vagabonder. D'un coup on est ailleurs.
La danseuse débute dans un de ces cafés "encore protégé de la dureté du temps présent". Le narrateur y" fait halte" avec une vieille connaissance, rencontrée par hasard, Serge Verzini....Ils y boivent une grenadine et évoquent ensemble "un passé lointain", et une relation commune, qu'ils nomment "la danseuse", et son fils, le petit Pierre.
Suivre le fil de l'intrigue serait peine perdue. La danseuse construit son récit par bribes, comme les bribes de conversations saisies dans un café. On y croise des personnages aux noms improbables (Modiano dit choisir ces noms dans l'annuaire téléphonique, mais dit-il vrai ?) : Serge Verzini, donc, Hovine, André Barise, Pola Hubersen, Mme Juan, qui évoquent immédiatement le monde interlope que Modiano affectionne. Il y a aussi Boris Kniasseff, un danseur qui a cotoyé Jean-Pierre Bonnefous et Marpessa Dawn. Eux et elle ont vraiment existé : c'est tout l'art de Modiano de mêler réel et imaginaire et de créer ainsi un univers qui lui est propre. On y déambule dans un Paris qui semble lui aussi à la frontière du réel et de l'imaginaire, et dont Modiano, arpenteur infatigable, fait émerger des noms de rues qui sonnent comme les paroles d'une chanson (la rue Coustou, la rue Chauveau-Largarde, la rue Godot-de-Mauroy). On est dans l'univers étrange et incertain de Patrick Modiano. On est ailleurs
Ces noms, ces lieux, ces bribes de récit miroitent à a manière d'un kaléidoscope, celui de ce "passé lointain" qui refait surface dans la mémoire enfouie du narrateur. A travers ses romans (près de 45 au total) Modiano construit sa propre recherche du temps perdu, dont "La danseuse" pourrait être un des derniers épisodes. "Il n'y a pas de passé, ni d'étoile morte, ni d'années-lumière qui nous séparent à jamais les uns des autres, mais ce présent éternel" conclut magnifiquement le livre.
Jean-Luc